Faciliter la grossesse des personnes en situation de handicap

Une étude canadienne vise à combler le manque de ressources pour les personnes qui souhaitent avoir un enfant et qui présentent un handicap physique ou sensoriel ou encore un trouble du développement

Hilary Brown, à gauche, et Laurie Proulx, photographiée avec son fils Charlie, travaillent de concert afin de comprendre les besoins des personnes en situation de handicap pendant leur grossesse, puis d’élaborer des ressources pour les appuyer.

En bref

Enjeu

En Ontario, une grossesse sur huit survient chez une personne qui présente un handicap physique ou sensoriel, ou encore un trouble du développement. Le système de santé canadien n’est toutefois pas adapté pour offrir à ces mères des soins inclusifs et accessibles pendant la grossesse. Cette iniquité, ancrée dans l’histoire du Canada (eugénisme, stérilisation et placement en établissement), expose les personnes en situation de handicap et leur nouveau-né à un risque accru de complications de santé.

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Hilary Brown, spécialiste des handicaps et de la santé génésique au campus Scarborough de l’Université de Toronto, travaille étroitement avec des défenseurs des droits des patients afin de mieux comprendre les défis rencontrés par les personnes en situation de handicap lorsqu’elles cherchent à obtenir le soutien dont elles ont besoin avant, pendant et après leur grossesse.

Retombées

L’équipe de recherche a recueilli des données populationnelles sur la santé et a mené des entretiens avec des groupes clés afin d’élaborer des ressources propres au handicap pour les professionnels de la santé, les administrateurs des soins et les personnes enceintes en situation de handicap.

La grossesse et les premiers mois après l’accouchement sont synonymes de joie et d’excitation, mais aussi de nausées matinales, de douleur au dos et d’épuisement. Ces défis sont d’autant plus complexes pour les personnes en situation de handicap, lesquelles doivent se fier à un système de santé qui n’a pas été conçu pour elles.

« On s’imagine que la grossesse est une période de joie, et c’est ce qu’elle devrait être. Or, dans mon cas, j’ai dû surmonter plus d’obstacles que d’autres pour accéder aux soins de santé, ce qui a engendré du stress et des conséquences sur ma famille », affirme Laurie Proulx, mère de deux enfants qui a vécu la majeure partie de sa vie avec l’arthrite juvénile idiopathique, le type d’arthrite le plus fréquent chez les enfants et les adolescents.

Laurie Proulx collabore avec Hilary Brown, chercheuse de l’Université de Toronto, à une nouvelle étude canadienne axée sur une forme d’iniquité dans les soins plus répandue qu’on ne le croit. Selon une étude (en anglais seulement) réalisée par la Dre Brown en 2020 au moyen de données populationnelles sur la santé de plus de 380 000 personnes en situation de handicap, une grossesse sur huit en Ontario survient chez une personne qui présente un handicap physique ou sensoriel, ou encore un trouble du développement. Cette proportion est en hausse grâce à l’avancement de la médecine et des droits de la personne.

Dans le cadre de la nouvelle étude, l’équipe de recherche a examiné des résultats de grossesse au moyen de données populationnelles sur la santé et a mené des entretiens auprès de 31 personnes en situation de handicap sur leur expérience au sein du système de santé qui s’avère inadapté à leurs besoins particuliers.

Nombre de personnes ayant participé à l’étude ont vécu une grossesse saine et ont pu se fier à leur équipe de soins multidisciplinaires et à leurs professionnels de la santé pour répondre à leurs besoins. Or, maints obstacles subsistent quant à l’accès aux soins maternels.

Le médecin d’une femme s’étant rendue à son premier rendez-vous de soins prénataux en fauteuil roulant a tenu pour acquis qu’elle sollicitait un avortement. Un autre exemple est celui d’une personne sourde, qui a manifesté sa frustration lorsqu’un pédiatre a omis de convoquer un interprète en langage des signes à son rendez-vous.

L’équipe de recherche a par ailleurs découvert pourquoi certains futurs parents ayant un handicap non apparent, comme un trouble du développement, hésitent à le dévoiler. Ils craignent de faire l’objet de stigmatisation ou, pis encore, d’être jugés inaptes à élever leur enfant et que ce dernier soit admis aux services de protection de l’enfance.

« Trop peu de gens savent que la plupart des personnes en situation de handicap peuvent vivre une grossesse saine, souligne la Dre Brown, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le handicap et la santé reproductive et professeure agrégée au Département de la santé et de la société du campus Scarborough de l’Université de Toronto. En fait, les complications, lorsqu’il y en a, découlent souvent d’obstacles structurels ou sociaux aux soins, dont la pauvreté ou encore l’inaccessibilité des soins ou des ressources. »

Dans les témoignages des patientes, Laurie Proulx y sent des échos de sa propre expérience. Elle a effectivement appris, alarmée, qu’il était impossible de déterminer si les médicaments qu’elle prenait depuis des années contre l’inflammation persistante, les douleurs articulaires et la raideur étaient néfastes pour son enfant à naître.

« Ce que j’ai trouvé le plus difficile, c’était d’arrêter les médicaments auxquels je me fiais depuis toujours pour gérer ou réduire au minimum les symptômes de ma maladie. Les professionnels de la santé n’avaient aucune idée si je pouvais prendre mes médicaments en toute sécurité durant la grossesse et l’allaitement », explique Laurie Proulx, directrice générale de l’Alliance canadienne des arthritiques.

Laurie Proulx est l’un des deux membres handicapés de l’équipe de recherche qui ont aidé la Dre Brown, la postdoctorante Lesley Tarasoff et les cochercheurs à structurer et à mener les entretiens, à interpréter les résultats, à formuler des recommandations et à mettre au point des ressources.

« Ma participation s’est avérée particulièrement utile lors des entretiens, affirme Laurie Proulx, qui a contribué à la recherche à titre de patiente partenaire pour la première fois il y a une quinzaine d’années au Réseau canadien de l’arthrite. Comme je me présentais en tant que personne handicapée, je pouvais valider activement l’expérience des participantes, qui est similaire à la mienne. Ma présence a permis de créer un environnement sûr et respectueux facilitant les échanges sur l’expérience personnelle et délicate. »

L’expérience de Laurie Proulx a été parsemée d’obstacles : sa deuxième grossesse s’est accompagnée de complications qui ont mis en danger sa vie ainsi que celle de son nouveau-né. « S’il y avait eu suffisamment de données sur mes médicaments et que j’avais pu continuer de les prendre de façon sécuritaire durant ma grossesse, ni moi ni mon fils ne nous serions retrouvés aux soins intensifs », déplore-t-elle.

Laurie Proulx n’est pas la seule à avoir vécu ce traumatisme, selon les conclusions tirées de l’examen des données populationnelles sur la santé de la Dre Brown. Son étude (en anglais seulement) menée en 2022 révèle que les taux d’admission aux soins intensifs, de complications et de naissance prématurée sont plus élevés chez les nouveau-nés des personnes en situation de handicap. De même, son étude (en anglais seulement) réalisée en 2021 montre que les personnes en situation de handicap sont à plus haut risque de morbidité grave et de mortalité pendant la grossesse. Bien que ces conséquences critiques demeurent rares, elles mettent en lumière la nécessité d’offrir les formes de soutien appropriées.

Ressources et formation lacunaires

Lors des entretiens, des patientes et 31 professionnels de la santé ont fait part des plus grands obstacles qu’ils rencontrent, à savoir l’accès limité à des ressources propres au handicap et le manque de soutien avant, pendant et après la grossesse.

« Les besoins insatisfaits en information revenaient sans cesse dans les discussions. Les patientes souhaitaient connaître l’incidence de leur handicap sur leur grossesse et vice versa, mais l’information n’était pas disponible », affirme la Dre Brown, dont la recherche novatrice sur la grossesse des personnes en situation de handicap, financée principalement par les Instituts de recherche en santé du Canada et les National Institutes of Health aux États-Unis, a débuté il y a une dizaine d’années.

Plusieurs patientes interrogées dans le cadre de l’étude ont également mentionné leurs interactions négatives avec certains professionnels de la santé, qui avaient apparemment suivi peu de formation sur le handicap ou ne prenaient pas le temps de bien comprendre leurs préoccupations.

« Avant même que j’envisage d’être enceinte, un médecin m’a prévenue que je devais être certaine d’avoir une relation solide avec mon conjoint si je voulais avoir des enfants, rapporte Laurie Proulx, dont l’expérience l’a incitée à mettre au point des ressources (en anglais seulement) pour les personnes atteintes d’une maladie rhumatismale. Bien sûr, tout le monde devrait pouvoir compter sur son partenaire pour s’occuper d’un nouveau-né, mais le médecin a tenu pour acquis que j’étais physiquement inapte à devenir parent à cause de mon handicap. »

Le manque de formation et de ressources figure également en tête de liste des préoccupations des professionnels de la santé lorsqu’ils doivent prodiguer des soins aux personnes enceintes en situation de handicap.

« Les conclusions des entretiens sont claires : il existe des lacunes dans les données, les lignes directrices, la formation des professionnels de la santé et les ressources, et il faut les combler », souligne la Dre Brown.

Ces lacunes, ajoute-t-elle, découlent de l’eugénisme historique qui a vulnérabilisé les personnes en situation de handicap tout au long du 20e siècle.

« Jusque dans les années 1970, la stérilisation forcée des personnes en situation de handicap était une pratique assez répandue et même légale au Canada. En Ontario, beaucoup de grands établissements accueillant les personnes ayant un trouble du développement ont fermé leurs portes aussi tard qu’en 2009, mentionne la Dre Brown. Les préjugés défavorables envers le handicap, la sexualité, la grossesse et la parentalité qui en découlent persistent encore de nos jours et se sont infiltrés dans la matière enseignée – ou non – en médecine. »

Application des données probantes

L’application des résultats de l’équipe de recherche va bon train. Un partenariat avec le Provincial Council for Maternal and Child Health a permis de créer trois ressources bilingues (en français et en anglais, site en anglais seulement) afin d’appuyer les professionnels de la santé, les administrateurs des soins et les personnes enceintes en situation de handicap.

L’objectif est de faire connaître l’accessibilité des lieux pour les personnes enceintes ayant un handicap physique ou sensoriel, les besoins relatifs à la communication pour celles ayant un handicap sensoriel, les besoins en information pour celles ayant un trouble du développement ainsi que les liens entre le handicap et d’autres déterminants sociaux de la santé, dont la pauvreté et le racisme.

En outre, la ressource destinée aux professionnels de la santé souligne l’importance de la coordination des soins entre les différentes disciplines médicales, des mesures de soutien pour les personnes en situation de handicap (p. ex. services de transport), des services sociaux (p. ex. aide financière, services de logement) et des fournisseurs de soins communautaires.

« Les ressources que nous avons créées ont été diffusées au sein des réseaux du Provincial Council for Maternal and Child Health afin de sensibiliser tous les dirigeants des hôpitaux, les administrateurs des soins de santé et les autres professionnels de la santé de la province, mentionne la Dre Brown. À ce jour, plus d’un millier de personnes les ont consultées. »

Une ressource similaire (en anglais seulement) a été élaborée en partenariat avec le Public Health Nursing Practice, Research and Education Program.

« Nous avons enfin des données de qualité qui prouvent les disparités en santé et les lacunes dans les soins au Canada, se réjouit la Dre Brown. Maintenant, il reste à les éliminer. »

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